Léon XIII


Vincenzo Gioacchino Pecci, né le 2 mars 1810 à Carpineto, près de Frosinone, pape du 20 février 1878 au 20 juillet 1903.

Léon XIII, qui fut à la tête de l’Eglise catholique durant le dernier quart du XIXèmesiècle, était, malgré ses limites, un homme supérieur, et si sa politique n’a pas toujours été aussi géniale que certains l’ont affirmé, elle lui a toutefois permis de rendre au Saint-Siège, fort discrédité à la mort de son prédécesseur Pie IX, une autorité morale considérable et, par là, une puissance politique effective supérieure au pouvoir officiel qu’il avait perdu. Son pontificat marque un tournant dans l’histoire de l’Eglise catholique qui semblait naguère à contre-courant des aspirations culturelles, sociales et politiques du temps. Bien que, dans une série de domaines importants, il reste en continuité, beaucoup plus qu’on ne le dit habituellement, avec les préoccupations dominantes du pontificat précédent, ce pontificat de Léon XIII apparaît aux yeux de l’historien comme riche de possibilités qui commencèrent alors à mûrir pour s’actualiser peu à peu au cours des décennies ultérieures.

L’évêque de Pérouse

Il était le sixième enfant d’une famille de petite noblesse. Ordonné prêtre en 1837, il était à cette époque très soucieux de fare una carriera . Délégat à Bénévent (1838), puis à Pérouse (1841), il s’y montra bon administrateur, hostile aux libéraux, mais soucieux d’améliorer les conditions de vie des catégories défavorisées et plein de tact dans ses rapports humains.

Nommé en 1842 nonce à Bruxelles, il eut par là l’occasion de prendre contact avec l’Europe parlementaire et bourgeoise. Rappelé en Italie à la demande du roi Léopold Ier en 1846, il fut nommé évêque de Pérouse, et, en dépit d’une promotion qui se fit attendre au cardinalat (1853), il allait rester confiné pendant trente-deux ans dans ce petit diocèse ; ses appréciations sévères sur la réaction qui avait suivi la crise de 1848, puis son souci d’éviter des heurts inutiles avec les autorités italiennes après l’annexion de l’Ombrie le faisaient, en effet, soupçonner par Pie IX de tiédeur à l’égard du pouvoir temporel et de sympathies pour le libéralisme, ce qui était bien inexact.

Pour le cardinal Pecci, ces années de retraite et de semi-disgrâce furent fécondes. L’interruption de sa « carrière » contribua à faire du prélat un véritable homme d’Eglise dont la piété s’approfondit en une conscience très vive des responsabilités pastorales d’un évêque. Tout en s’appliquant à réorganiser son diocèse et à améliorer le niveau spirituel et intellectuel de son clergé, il utilisait le reste de ses loisirs à lire et à réfléchir. Ainsi fut-il amené à reconsidérer les relations entre l’Eglise et la société moderne et à se convaincre de plus en plus de la maladresse commise par les autorités ecclésiastiques vis-à-vis des aspirations du temps. Le fruit de cette maturation silencieuse se manifesta brusquement aux contemporains dans des lettres pastorales (1877 et 1878) qui attirèrent l’attention, même au-delà des frontières de l’Italie, sur l’évêque de Pérouse. Au moment où Pie IX multipliait ses anathèmes contre le monde moderne, on y découvrait une cordialité d’accent à l’égard de la saine civilisation et du vrai progrès, cet esprit d’hospitalité à l’endroit de toutes les légitimes conquêtes du progrès humain, cette aspiration de l’Eglise à devenir l’inspiratrice de toutes les campagnes généreuses qui caractériseront le pontificat de Léon XIII.

Le continuateur de Pie IX

Le cardinal Pecci, qui avait été nommé camerlingue en 1877, après la disparition de son adversaire G. Antonelli, fut élu pape le 20 février 1878, après un bref conclave où ses partisans furent d’abord quelques cardinaux italiens désireux de réagir contre l’intransigeance de Pie IX, puis la grande majorité des cardinaux étrangers. Mais son pontificat n’en fut pas pour autant une rupture avec l’action de son prédécesseur.

Esprit habile à concevoir de grands desseins, mais ne se préoccupant pas suffisamment des modalités d’exécution, homme doué d’une intelligence supérieure, possédant un tempérament de chef, avec la netteté de vue, la maîtrise de soi et le sens du possible, tel apparaît le nouveau pape.

Dans la « question romaine », bien qu’il se fût montré conciliant pendant les dix premières années, Léon XIII demeura intraitable sur le principe même de la souveraineté temporelle du pape ; et lorsqu’il se rendit compte, à partir de 1887, de l’impossibilité d’arriver à un accord satisfaisant par des négociations directes avec l’Italie, il tenta de nouveau, en vain d’ailleurs, d’internationaliser la question, mettant ses espoirs dans l’Allemagne, puis dans la France. En ce qui concerne les relations entre l’Eglise et l’Etat, tout comme Pie IX, Léon XIII réagit vigoureusement contre le libéralisme laïciste et contre la franc-maçonnerie ; certaines de ses encycliques exposent magistralement la doctrine traditionnelle de l’Etat chrétien (Diuturnum illud , 1881, sur l’origine du pouvoir dans la société ; Immortale Dei , 1885, sur l’organisation chrétienne de l’État ; Libertas praestantissimum , 1888, sur les libertés civiles et politiques ; Sapientiae christianae , 1890, sur les devoirs des citoyens envers l’Etat). S’il reconnaît l’impossibilité d’en revenir aux modalités concrètes de l’ancien régime et prône la concorde entre l’Eglise et l’État dans le cadre des institutions nouvelles, il n’hésite pas cependant à se référer à diverses reprises au Syllabus.

Dans le domaine ecclésiastique, la centralisation romaine, fruit d’un demi-siècle d’ultramontanisme couronné par le Ier concile du Vatican, fut encore accentuée : instructions plus fréquentes aux épiscopats nationaux ; interventions directes du Saint-Siège dans les conflits politico-religieux de plusieurs pays ; renforcement du pouvoir des nonces, considérés désormais comme des agents diplomatiques auprès des gouvernements et les représentants du pape auprès des évêques. D’autre part, comme Pie IX, Léon XIII encourage la dévotion au Sacré Cœur (consécration de l’humanité lors de l’année jubilaire 1900) et à la Sainte Vierge (neuf encycliques, spécialement sur le rosaire) ; il condamne le rationalisme et s’emploie avec vigueur à remettre en honneur la philosophie scolastique (encyclique Aeterni Patris , 1879 ; fondation de l’académie Saint-Thomas ; nouvelle édition des œuvres de Thomas d’Aquin).

Les orientations nouvelles

Cependant, plus que par cet aspect de continuité, le pontificat de Léon XIII se caractérisa par un esprit nouveau, dont l’originalité fut vivement ressentie par les contemporains.

Dans ses relations avec les gouvernements, Léon XIII, dont les secrétaires d’État – même Rampolla – ne sont que des instruments dociles, préférait les méthodes diplomatiques aux protestations enflammées. Visant avant tout à apaiser les préventions contre l’Eglise, il insista à chaque occasion sur l’appui moral que celle-ci pouvait apporter face aux « passions révolutionnaires » (menées anarchistes dans les pays méridionaux, socialisme en Allemagne, agitation irlandaise en Grande-Bretagne et polonaise en Russie). S’il se rapprocha de la sorte de la bourgeoisie au pouvoir et contribua ainsi à renforcer la conviction de ceux qui reprochent à l’Eglise d’être « l’opium du peuple », il aboutit dans l’immédiat à d’incontestables succès, dont le plus marquant fut la victoire sur le Kulturkampf allemand. En quelques années, les conflits existant avec la Suisse et avec la plupart des républiques d’Amérique latine furent aplanis ; une certaine détente intervint en Russie ; avec l’Autriche, les relations demeurèrent toujours correctes, malgré les tensions croissantes dues à certaines tendances slavophiles du Saint-Siège, préoccupé de nouer le dialogue avec l’orthodoxie ; les rapports s’améliorèrent avec l’Espagne (Léon XIII désavoua nettement l’opposition carliste) et avec la GrandeBretagne ; ils devinrent excellents avec les États-Unis. Il ne faut toutefois pas oublier les échecs de la politique subtile – peut-être trop subtile – du pape diplomate. Ainsi, les tentatives d’apaisement avec l’Italie n’aboutirent pas et les espoirs mis dans l’appui allemand et autrichien pour résoudre la question romaine furent déçus par le renforcement de la Triplice. Tout aussi décevante fut la nouvelle politique instaurée en 1887, date de l’accession du cardinal Rampolla à la secrétairerie d’État, et qui consistait à rechercher plutôt le soutien des puissances démocratiques (États-Unis et surtout France). C’est d’ailleurs toute la politique française de Léon XIII, axée sur le « ralliement » des catholiques à la république, qui fit faillite devant la résistance de beaucoup à suivre les consignes romaines et devant la recrudescence de la vague anticléricale à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Ces échecs empêchèrent le pape, malgré le succès spectaculaire que constitua en 1885 l’arbitrage du conflit des Carolines, de jouer sur la scène internationale le rôle auquel il aspirait.

Mais Léon XIII ne fut pas un pape exclusivement politique. Il fut aussi un intellectuel ouvert au progrès des sciences et conscient de l’importance pour l’Eglise de se montrer accueillante en ce domaine. Il fut également un pasteur attentif à la vie interne de l’Eglise et soucieux de faire rayonner son message dans le monde.

Alors que Pie IX ne faisait le plus souvent que condamner les directions de recherche qui lui paraissaient inacceptables, avec Léon XIII apparaît un climat nouveau qui rendra possible la rentrée en force des catholiques dans le domaine scientifique et spécialement dans le secteur des études historiques où ils s’étaient depuis longtemps laissés distancer. L’élévation de John H. Newman au cardinalat en 1879, l’ouverture des archives du Vatican dès 1880 aux savants de toute confession, le bref de 1883 invitant les historiens catholiques à travailler dans un esprit de parfaite objectivité illustrent cette tendance, tout comme l’encyclique Providentissimus   (1893), qui, bien que dépassée aujourd’hui, constituait en matière d’exégèse biblique une œuvre de pionnier et exposait les principes sur lesquels les exégètes doivent s’appuyer pour concilier la doctrine de l’inspiration et les découvertes modernes.

C’est le même souci de renouer le dialogue de l’Eglise avec le monde qui amène Léon XIII à nuancer les anathèmes de son prédécesseur contre les libertés modernes et, s’il ne cherche pas à dépasser la distinction entre la thèse et l’hypothèse, c’est-à-dire entre une société idéale et les contingences d’une époque qu’il faut bien tolérer, du moins met-il davantage l’accent sur ces contingences et laisse-t-il clairement entendre qu’elles sont inéluctables. Si Léon XIII est souvent demeuré en ce domaine prisonnier du contexte historique, il y avait néanmoins dans les perspectives qu’il ouvrait des idées assez neuves pour le milieu catholique, notamment lorsqu’il admettait l’autonomie du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel. Amorces fécondes de points de vue nouveaux mais en même temps limitations contingentes, c’est également sous ce double aspect qu’apparaît la doctrine de Léon XIII sur la justice sociale. L’encyclique Rerum novarum   (1891), bien qu’elle soit assez timide encore, marque la prise de conscience par la papauté de la question ouvrière et son désir d’intervenir activement pour y apporter réponse.

L’attention portée par Léon XIII au problème social s’explique d’ailleurs non seulement par la crainte très vive qu’il éprouvait devant les progrès du socialisme (qu’il condamna à plusieurs reprises), mais aussi par son désir de trouver dans les masses populaires constituant le « pays réel » un contre-poids à la politique anticléricale souvent pratiquée par le « pays légal » bourgeois. Les efforts du Saint-Siège pour favoriser l’organisation du laïcat catholique, particulièrement en Italie, s’inscrivent dans la même ligne et montrent à nouveau avec quelle clairvoyance Léon XIII a pressenti dans quel sens allait évoluer la société de l’avenir.

Il en est de même en ce qui concerne l’intérêt que ce pape porta à l’essai de rapprochement entre Rome et l’Eglise anglicane (tenté par l’abbé Portal et lord Halifax) et surtout à la question des Eglises d’Orient ; dans l’encyclique Orientalium dignitas  (1894) et dans d’autres textes, il affirma sa volonté de renoncer à la politique d’unification latinisante des patriarcats uniates poursuivie sous Pie IX, et son souci de voir respecter désormais leurs traditions particulières.

Au cours des dernières années du pontificat, les conservateurs, regroupés autour du cardinal Mazella, réussirent à regagner une certaine influence sur le pape vieillissant, d’où un raidissement dont témoignent notamment la condamnation de l’américanisme (encyclique Testem benevolentiae , 1899) et l’attitude plus réservée à l’égard de la démocratie (encyclique Graves de communi , 1901). Il n’en reste pas moins que Léon XIII avait réussi à redonner au Saint-Siège un prestige qu’illustre l’augmentation sensible des représentations diplomatiques au Vatican, même de pays non chrétiens, ainsi que les hommages quasi unanimes dont le pape fut l’objet lors des cérémonies jubilaires de 1893, de 1894 et de 1902.

 



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