Pie XII


Né en 1876, Eugenio Pacelli a été élu pape, en 1939, à l’âge de soixante-trois ans ; il a régné pendant la Seconde Guerre mondiale et la problématique de son action dans cette période a recouvert l’ensemble de son existence. Ses « silences » devant l’extermination des juifs, qui lui furent reprochés dès cette époque, ont alimenté en 1963 une très vive campagne provoquée par la pièce Le Vicaire , du dramaturge allemand Rolf Hochhuth. L’hostilité passionnée dirigée contre Pie XII à cette occasion semblait impliquer la profonde déception de l’avoir vu manquer au magistère moral que lui reconnaissaient même nombre de non-croyants et de non-catholiques. C’est peu dire que la réflexion historique n’y trouvait pas son compte, même si elle inspirait une triple explication de son comportement : la prudence excessive de son tempérament, la force de son anticommunisme et un certain progermanisme

Sa famille n’a eu, depuis le début du XIXème siècle, d’autre vocation que le dévouement au Saint-Siège dans la gestion de sa réalité temporelle. Elle a vécu fortement le drame de la fin du pouvoir après 1870 et les deux questions qu’il posait : le destin d’une Église dépourvue d’un territoire et renvoyée à sa fonction spirituelle ; la place des catholiques dans la société politique d’un État spoliateur. Loin de se replier dans le deuil, son père fait donner à Eugenio Pacelli une formation laïque, au lycée Visconti, parmi les adolescents du royaume. La formation ecclésiastique est brève. Le jeune homme est élevé pour appartenir à la curie romaine, mais avec une évidente ouverture intellectuelle, jointe à une totale inexpérience des réalités extérieures concrètes. Il ne sort pas de la Rome historique ni du Vatican.

Lorsqu’il entre à la secrétairerie d’État en 1901, la papauté est en position de défense : les révolutions démocratiques s’accompagnent de la haine contre le catholicisme ; les régimes conservateurs tiennent le pape en lisière. Dans un univers qui n’a plus rien de commun avec celui des derniers siècles, la papauté cherche le nouveau mode de présence qui lui permettra de préserver la promesse qu’elle détient. Et d’abord une présence politique.

Les premières expériences de don Eugenio à la secrétairerie d’État sont fort parlantes. Il est témoin de la dernière « exclusive » prononcée, en août 1903, par un souverain (l’empereur d’Autriche) contre un cardinal susceptible d’être élu pape (Rampolla). Il voit Pie X abolir ce privilège. Puis, en 1904, il est chargé de rédiger le Livre blanc sur la séparation de l’Église et de l’État en France. Face à l’État laïc, Léon XIII a encouragé le « ralliement » et Pie X a interdit toute forme de transaction. L’un et l’autre ont dû compter avec les options spontanées des catholiques des pays en cause et constater que l’obéissance au pape n’est pas acquise. Comparé à la République française et au royaume d’Italie, l’empire allemand est le seul État où le « Centre » catholique s’impose comme modèle des formations dialoguant avec le pouvoir, y participant, et sauvegardant les intérêts de l’Église. La Première Guerre mondiale procure à Monseigneur Pacelli, devenu principal responsable des relations extérieures du Saint-Siège, une autre expérience anticipatrice : il est chargé des interventions de Benoît XV, en 1917, en vue de ménager une paix blanche. Les catholiques français les rejettent catégoriquement et le pape est vivement taxé de partialité en faveur des empires centraux.

Nommé nonce à Munich en 1920, Monseigneur Pacelli s’appuie sur la force constituée du catholicisme allemand pour préparer les concordats avec la Bavière, puis avec la Prusse, annonciateurs du concordat de 1933 avec le IIIème Reich. Ces instruments, qui assurent à l’Église des garanties de liberté spirituelle, engagent les nations, non les régimes, et sont conçus pour survivre aux événements. De 1924 à 1927, nonce à Berlin, Monseigneur Pacelli négocie avec les diplomates soviétiques, puis avec le ministre des Affaires étrangères Tchitchérine, les bases d’un accord analogue à un concordat, à l’époque même où son frère Francesco amorce avec l’entourage de Mussolini les contacts qui conduiront en 1929 à la signature des accords du Latran ; ceux-ci instaurent à la fois une nouvelle assise temporelle minimale pour le Saint-Siège (dépourvue toutefois de la garantie des grandes puissances que le Vatican a longtemps cherché à provoquer) et un concordat avec l’Italie, qui reconnaît au catholicisme le statut de religion d’État.

L’évolution dont Eugenio Pacelli a été le témoin, et de plus en plus l’architecte orienté par Pie XI, a donc abouti à des solutions différentes selon les nations concernées. Mais, dans tous les cas, la primauté romaine dans l’ordre religieux se trouve renforcée par la caution que, vis-à-vis des États, elle offre quant aux limites d’une action des catholiques dans le domaine politique. Inversement, lorsque menace la persécution, ces catholiques ont pour bouclier le Saint-Siège.

Parcourant le monde en qualité de légat pontifical, de 1934 à 1938, Eugenio Pacelli, devenu secrétaire d’État et cardinal en 1929, ajoute à ces structures le prestige croissant d’une papauté dépouillée de sa mentalité d’assiégée et en voie de recueillir ce statut de référence morale incontestée que compromettait, un siècle auparavant, la réalité du pouvoir temporel. Lorsque, succédant à Pie XI, le cardinal Pacelli est élu pape, le 2 mars 1939, l’unanimité qui se fait autour de son nom dans l’opinion mondiale marque le parachèvement des nouvelles orientations.

Ses « silences » des années de guerre doivent être reconsidérés dans cet éclairage : il pense avant tout en juriste, mesurant les moyens de préserver ce qui, depuis Léon XIII, s’est formulé. Redoutant par-dessus tout l’éclatement du catholicisme allemand et la constitution d’une Église nationale, il évite des sanctions ecclésiastiques contre le peuple allemand et ses chefs, comportement qui aurait fait revivre l’ancienne conception d’un pape décidant du lien des sujets et des États. Il choisit de s’en remettre largement à l’épiscopat allemand avec lequel il a une large correspondance souvent interceptée par le IIème Reich

Pie XII ne se comporte pas différemment après la guerre à l’égard de la France, de l’Italie et de la république fédérale d’Allemagne. La création de partis démocrates-chrétiens dans ces pays reste largement autonome. Dans le cas italien pourtant, l’intervention du Saint-Siège dans la vie politique se fait parfois manifeste. Reste à déterminer à quel degré le pape l’inspire ou la tolère.

Face aux idéologies, qu’il s’agisse du national-socialisme ou du communisme, Pie XII réagit comme ses prédécesseurs l’ont fait face aux idéologies héritières des Lumières. La condamnation doctrinale une fois prononcée, la stratégie se réduit à une tactique déterminée par les rapports de force, les événements, le nombre de catholiques détenus en otages par les régimes totalitaires. L’ampleur de l’action caritative du Vatican, de ses interventions discrètes en faveur des dizaines de milliers de victimes préservées. La publication des documents diplomatiques témoignant de l’action du Saint-Siège pendant les années de guerre ne laisse pas de doute à cet égard.

Ainsi, de Pie IX à Jean-Paul II, le pontificat de Pie XII prend-il les proportions d’une longue transition dont le IIème concile du Vatican aurait dressé le bilan. Il a été marqué par des actes qui voulaient s’imposer par leur importance doctrinale, tels que la définition du dogme de l’Assomption de la Vierge Marie, en 1950, avec la bulle Munificentissimus Deus  et la publication de plusieurs encycliques : en particulier, Divino afflante Spiritu  (1943), sur l’exégèse biblique et sur la légitimité de méthodes de critique jadis condamnées ou suspectes ; Mystici Corporis  (1943), sur l’Église ; Mediator Dei  (1947), sur le renouveau liturgique ; Humani generis  (1950), document qui, à la différence des précédents, adoptait une attitude conservatrice et répressive, surtout à l’égard de la recherche théologique contemporaine. Quoi qu’il en soit, l’évaluation historique de ce pontificat requiert la remise en cause de bien des jugements qui ont été portés sur Pie XII par ses contemporains, sous l’empire des désillusions nées de l’exercice d’une autorité pontificale reçue comme un autoritarisme. Sans doute ce pape a-t-il été aussi attentif aux « signes des temps », sinon plus, que Jean XXIII, dont on devait célébrer les mérites à ce sujet. De sa romanité, il a fait fructifier l’héritage d’empirisme. Et, quant au grief de progermanisme, sa culture ne le justifie pas. L’Allemagne de Weimar lui a montré un type d’organisation catholique qui permettait une forme d’accord. Ce qu’il a voulu en préserver, c’était un mode juridique d’insertion de l’Église dans le monde.



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